Résumé
A la jonction entre art et sciences sociales et cognitives, Présence est un dispositif mobile expérimental allant à la rencontre des habitant·es et usager·ères de différents territoires, invitant à faire l’expérience d’une qualité d’écoute et d’empathie qui n’est pas commune dans les quotidiens occidentaux contemporains.
Dans un contexte socio-politique où il est plus courant de parler en étant soit écouté·e vaguement soit interrompu·e par notre interlocuteur·ice, il s’agit d’ouvrir un espace d’accueil de la parole dont nous faisons peu – voire jamais – l’expérience selon l’environnement dans lequel nous évoluons.
En proposant aux habitant·es du territoire un moment dédié d’écoute dans l’espace public, le projet opère ainsi un pas de côté, interrogeant nos relations et le rôle de nos institutions (structures architecturales, personnes morales, langage et normes, etc.) dans l’émergence de liens de qualité.
Il s’opère un décalage à la norme par la qualité d’écoute, par l’insertion d’un espace-temps sécurisé de partage contrastant avec l’usage habituel de l’espace public. Présence est une invitation à penser un autre modèle sociétal où nos liens – l’attention à soi et aux autres – et le soin sont valorisés et soutenus par les institutions.
Synthèse des principaux enjeux & axes de recherche-création
Le projet repose sur la capacité humaine à entrer en connexion entre inconnu·es et à s’offrir une qualité d’écoute nourrissant l’empathie et la compassion. Les moments d’écoute des habitant·es des territoires à travers lesquels le dispositif va circuler soulèvent les intrications entre paroles, pensées, émotions, sensations. Celles-ci deviennent la matière. Dans ce projet, la relation est médium artistique à part entière. Les relations à soi et aux autres sont placées au cœur de l’œuvre, s’inscrivant dans l’affirmation du potentiel reconfigurateur de l’art.
Ce que propose Présence s’inscrit en dehors de l’antagonisme théorique entre individu·e et collectif, en faisant émerger un troisième terme : l’accueil des vécus singuliers comme prérequis à l’appartenance collective. L’interconnexion, présente sous des formes variées à l’ensemble de mes projets, est ici vécue dans les effets de l’expérience de parole et d’écoute entre humain·es, inconnu·es.
Il s’agit ici d’une « conversation » hors des modalités que nous lui connaissons habituellement. Cette anormalité crée un pas de côté rendant – peut-être – la norme visible et ce qu’elle génère comme effets. En lien avec ma démarche artistique, j’émets l’hypothèse que la conscience de cet implicite, d’une zone d’impensé, permet de faire émerger des choix nouveaux dans nos relations, le regard que nous portons sur la puissance de la parole et notre usage de celle-ci.
Présence marque un intérêt pour l’ordinaire, le quotidien : la réalité de la vie telle qu’elle est vécue et exprimée à un moment donné par une personne. En cela elle donne à la parole libre et spontanée, aux ressentis de chacun·e une valeur extraordinaire. C’est via leur participation et la valorisation – non instrumentalisée – de leurs paroles que le projet prend forme.
En créant un dispositif dans lequel la parole échangée ne sera ni vendue, ni exposée, ni consommée, et de surcroît qui invite des questionnements et des activités humaines communément associés au secteur psychosocial, créant en symbiose en dehors des distinctions disciplinaires occidentales, ce projet peut être perçu par certain·es habitant·es comme transgressant les croyances et conventions majoritaires sur ce qui « fait art ».
La question des rapports entre artiste et « public », du positionnement et du rôle de l’artiste est activement posée en lien avec celle de la participation. Il y a ici deux niveaux de participation : l’artiste invitant les écoutant·es à intervenir dans le projet, puis les écoutant·es invitant les passant·es à converser avec elles·eux. « Le dispositif de participation, en tant qu’outil artistique, a (…) pour effet de reconfigurer la relation esthétique traditionnelle entre artiste, œuvre et public. »
Opérant un décalage dans l’espace public, en des lieux choisis dans l’intention d’inscrire la démarche artistique en résonnance avec le champ social et politique, Présence interroge le rôle des institutions dans la qualité des liens entre individu·es, au sein de la société, ici définie par la cohabitation sur un même territoire.
Dans ce contexte, cet écart à la norme contribue, à mon sens, à concevoir l’art dans sa force transformatrice pour donner corps à d’autres façons d’être au monde. Au sein de ma pratique, il est possible d’y voir une tentative de se placer en dehors du paradigme dominant de hiérarchisation des vies humaines – à travers des accès différenciés aux droits et aux services selon des inégalités systémiques – des dynamiques capitalistes et de la négation de notre interconnexion.
Le projet propose de faire l’expérience d’un changement de paradigme. De renouer avec la perception dans le quotidien que nous sommes interconnecté·es, car la qualité des relations que nous entretenons de soi à soi et aux autres est à mon sens fondatrice de nos aspirations et de nos comportements.
Intention formelle
L’installation urbaine vise à appuyer le contraste entre l’usage habituel de l’espace public et l’expérience proposée, à travers trois axes principaux : les modalités de participation, l’installation architecturale déployée in situ et la documentation du dispositif.
Dans ce projet, j’invite les participant·es formé·es à l’écoute à évoluer au sein d’un protocole défini tout en permettant d’être ajusté aux besoins réels du moment de chaque passant·e : durant une vingtaine de minutes d’écoute silencieuse, reflétée et/ou reformulée. Quel déploiement formel sécurisant et contenant pour accueillir l’espace-temps d’écoute, qui contribue au partage et à la connexion, en rendant palpable le contraste avec l’espace architectural public ordinaire, sans s’en séparer ? Quels sont les éléments esthétiques sur lesquels appuyer le contraste entre l’installation, l’architecture et l’usage habituel pour créer le dispositif in situ et de l’adapter ensuite aux spécificités de chaque territoire, urbain et rural ?
Il s’agit de créer plusieurs refuges d’écoute qui contrastent avec l’usage actuel de l’espace public et de nos liens sociaux. L’installation urbaine sera conçue pour qu’ils soient accueillant, sécurisant, contenant, pour soutenir la rencontre mais ils ne seront pas clos pour ne pas se séparer de l’espace public et des autres. Cela a pour objectif principal de garder la perspective que l’écoute ne relève pas que du domicile, du privé, mais est un levier sociétal fondamental.
La fin du protocole d’écoute invite les personnes à ancrer dans la matière un ou quelques mots de l’expérience qu’iels ont vécu, allant vers ce changement de paradigme, contribuant à une installation centrale collective.
Comment documenter pour permettre la projection dans l’expérience sans instrumentaliser la participation ? La documentation, partie intégrante du projet développée en méta, sera protéiforme, en associant photo, vidéo et son dans la continuité de mes précédents projets et ne permettra ni marchandisation ni consommation de la parole des passant·es. La documentation et la capitalisation permettront à des personnes n’ayant pas expérimenté le dispositif de se projeter dans l’expérience : ouvrant la possibilité d’opérer un retour à soi et à ses propres relations.
Présence s’inscrit dans la continuité de mes précédents projets sur nos interconnexions – entre humain·es et au sein de notre environnement – ainsi que la matérialisation de la norme dans l’architecture urbaine et rurale, tout en allant plus loin dans l’évolution de mon parti-pris formel et de mon vocabulaire plastique qui continue d’affirmer mon positionnement artistique.
Prochaines étapes de recherche-création & perspectives
A l’issue d’une phase de documentation d’une année, je démarre la recherche-création sur le dispositif urbain, les enjeux de la participation et les rapports entre champs artistique et socio-politique, en lien avec la complexité d’intervenir dans l’espace public ; je conçois le processus de documentation et développe les pistes formelles.
L’objectif est d’ancrer le projet dans les réalités du territoire, de mener la création du mobilier urbain et de l’installation, et de réaliser le premier déploiement du dispositif adapté au contexte, tout en ouvrant la possibilité d’échanger avec les habitant·es, à distance de l’expérience urbaine, en contexte de restitution et de monstration permettant aux visiteur·euses de se projeter dans l’expérience.
Dans la continuité de ma clinique d’artiste à Dos Mares en 2022 à Marseille, les Ateliers Blancarde – associant art contemporain et économie circulaire dans une volonté d’enrichir les liens sociaux et culturels et d’affirmer le rôle de l’artiste dans la ville et la société, en écho aux enjeux de Présence – ont manifesté leur soutien en vue d’accompagner le développement du projet sur le long terme.
Je suis en recherche de partenaires pour les prochaines étapes afin poursuivre le déploiement du projet sous des formes adaptées, pouvant renforcer les liens avec d’autres territoires et d’autres partenaires.